Archives mensuelles : juillet 2012

Travaux d’été avec Einstein

Nous avons décidé de refaire nos murs avec du « Mur d’autrefois », un procédé qui présente la caractéristique d’être à la fois cher et long à poser. Les deux caractéristiques sont d’ailleurs liées, puisque le prix élevé provient du grand nombre de couches et de produits à juxtaposer.

La première couche est une « impression isolante à base de résine acrylique satinée chargée de silice ». La deuxième couche est la répétition de la première, car il faut passer deux couches d’impression.

La 3ème couche est un « revêtement d’intérieur applicable à la taloche sur 3mm d’épaisseur », que l’on colore à l’aide d’additifs comportant des oxydes naturels.

La 4ème couche  est de la cire colorée, qui permet de sublimer l’effet pigmentaire, et qui sent bon nos demeures « d’autrefois ». Le tout est vendu en petites boîtes proprettes avec inscriptions calligraphiées, pinceaux et taloches inclus, afin d’en permettre l’usage par les masses laborieuses des bricoleurs de banlieue – dont je me revendique fièrement – ouailles fidèles du Castorama dominical, attirées par le peu de préparation préliminaire que nécessite le procédé. Quand je dis « petite boîte », les boîtes sont en fait assez grosses, c’est plutôt la surface couverte qui est ridicule (et ça, c’est écrit en tout petit sur la boîte, on le voit après…).

Je dois avouer que l’aspect binaire et répétitif de la tâche à entreprendre (2 x 2 couches: impression + couleur) m’attirait beaucoup, d’autant que nous avions décidé de peindre deux chambres, d’où en fait une double quadruple couche à appliquer, et une harmonie quaterno-binaire sous-jacente profondément satisfaisante, où tout n’est que symétrie, équilibre, et puissances de 2  (4 = 2×2 = 2+2 = 2^2).

Nous avions choisi 3 couleurs : rouge (« Terre de Provence » en parlance Mur d’autrefois), blanc (« Ecru Champennois ») et ocre (« Terre de Vigne »), représentant respectivement le Feu, l’Air et la Terre.

Terre de Provence, Ecru Champennois, Terre de Vigne

 

Sentant bien la lacune béante de l’oeuvre en cours de conception, et le déséquilibre insupportable qu’aurait introduit un élément ternaire dans un système rigoureusement binaire, je décidais de m’attaquer préalablement à la réalisation d’une petite CD-thèque en bleu. L’Eau – élément qui m’est cher – reprenant sa juste place, la boucle était bouclée et l’harmonie quaterno-binaire était rétablie.

Cependant cette expérience multi-sensorielle eût été gravement déficiente sans un environnement musical à la hauteur de l’ampleur, et surtout de la structure de la tâche. En outre, l’impératif d’équilibre quaterno-binaire exigeait qu’un 4ème sens fut mobilisé: l’ouïe, après la vue, le toucher et l’odorat (il vaut mieux de toute façon ne pas trop goûter au Mur d’autrefois). Je profitais donc de l’isolement de la maison et de la puissance de l’ampli pour lancer Einstein on the Beach au maximum de ce que mes enceintes pouvaient accepter. L’opéra de Philip Glass était l’oeuvre idoine: un chef d’oeuvre fondateur du minimalisme répétitif, et une harmonie quaterno-binaire évidente: 2 x 2 CD bien tassés, 4 actes, et 4 bonnes heures de musique que je n’avais plus pu écouter dans leur intégralité depuis bien longtemps – il faut parfois savoir faire des compromis avec son entourage…

Plus précisément, je décidais de l’écouter quatre fois, deux fois le premier jour et deux fois le second, ce qui procédait d’une manière de méta-méta-répétition 2 jours x (2 x Einstein x (2×2 actes-CD)), ce qui n’étais pas pour déplaire à mon côté informaticien binaire, et qui en tout cas assurait la durée nécessaire à l’exécution de la performance. Tant au niveau macroscopique que structurel, j’assurais ainsi une isomorphie parfaite avec la tâche à accomplir.

La performance pouvait commencer.

Au niveau macroscopique, le plus difficile fut évidemment de synchroniser les 4 répétitions des 4 actes de l’opéra avec les couches et les éléments chromatiques correspondants, même si la brièveté relative du 2ème acte s’accommodait finalement assez bien avec l’aisance d’application de la 2ème couche d’impression, bien plus facile à appliquer que la première sur une paroi déjà imbibée.

A un niveau plus granulaire, le caractère répétitif de la musique présentait une isomorphie profondément symbolique et réjouissante avec la gestuelle à accomplir. Cependant, cadencer mes mouvements sur le tempo de l’oeuvre musicale s’avérait plus délicat, du fait de la grande diversité des tempos de l’opéra, d’autant que je prenais bien soin d’appliquer la Terre de Provence et l’Ecru Champennois (Feu et Air) en mouvements verticaux, et les autres éléments, soumis à la gravité terrestre, en mouvements horizontaux, selon un rituel ancestral parfaitement établi depuis les premières oeuvres pariétales. Et si les glissements de l’archet sur le violon d’Einstein s’accordaient bien au passage bidirectionnel de la taloche, certains passages, plus éprouvants, exigeaient l’usage des deux mains, orchestrant sur les murs de vastes mouvements contrapuntiques.

Les subtiles variations additives ou soustractives introduites par Glass quant à elles s’accordaient relativement bien avec la topologie des lieux, l’insistance marquée sur les registres hauts se mettant naturellement en bijection avec les parties hautes de la pièce, tandis que la mise en exergue des registres bas se transcrivait dans les parties basses et les coups de pinceaux et de taloche au ras des plinthes.

Heureusement, les Knee Plays, judicieusement intercalés par Philip Glass et Bob Wilson entre les actes, me permettaient de temps en temps de boire une petite bière, petit bonheur appréciable dans la canicule estivale. Je le faisais d’autant volontiers que ceci me semblait en profond accord avec l’esprit de l’oeuvre, puisque si Philip Glass et Bob Wilson avaient formellement exclu tout entracte de leur opéra, ils invitaient spectateurs et auditeurs à profiter des Knee Plays, et des changements de scène afférents, pour aller librement se restaurer et satisfaire leurs besoins naturels, choses nécessaires pour une oeuvre de cette ampleur. Cependant, les scansions one/two/three/four et one/two/three/four/five/six/seven/eight, si emblématiques des Knee Plays,  ne manquaient pas de me rappeler au devoir de la double quadruple couche, plutôt qu’à l’univers mathématique d’Einstein qu’elles étaient censées évoquer.

Et c’est ainsi qu’en transpirant sur mes murs, je prenais courage et inspiration en songeant que Philip Glass lui-même avait dû transpirer ainsi quand, après ses études de mathématiques, de philosophie et de musique, et avant de connaître le succès mondial grâce à Einstein, il exerçait le rude métier de plombier dans la moiteur estivale des condominiums new-yorkais.

Au total, l’Expérience Ultime en matière de minimalisme. Luxe, calme, répétition, symétrie, isomorphie et volupté. Et la satisfaction du devoir accompli – grâce au soutien indéfectible d’Einstein et de Glass.

Bogue

Le bug est l’essence même de l’Informatique.

Le bug est le lapsus linguae du langage des machines, en ce qu’il révèle l’humanité profonde et cachée de la chose programmée. De même que dans la cathédrale, où tout tend à nous élever vers Dieu, la gargouille est là pour rappeler la part profondément profane et humaine du tailleur de pierre, de même dans ces cathédrales modernes que sont les grands programmes informatiques, le bug est l’acte manqué mais profondément voulu qui porte la part d’humanité qui résiste en toute création, et lézarde la façade granitique de la rationalité triomphante.

Si le caractère proprement démoniaque du bug peut légitimement exaspérer l’utilisateur profane, le sage en acceptera avec joie le présage, signe de la prééminence des forces naturelles, et de la suprématie ultime du terrestre sur le céleste, de l’humain sur le divin. La Création de l’Homme ne peut que porter, en son programme (génétique), la marque de son géniteur : elle ne saurait donc se soustraire à son humaine origine, et nous devons nous en réjouir.

Et puis sans les bugs, si tout marchait sans difficulté, ça fait longtemps que nous autres informaticiens serions au chômage. Et puis si on ne savait pas expliquer aux clients pourquoi ça beugue, on serait carrément mal…