Archives mensuelles : décembre 2008

La promesse gâchée du numérique

 Qui pourra jamais exprimer l’immense tristesse, le goût amer, qu’inspire le formidable gâchis de ces 20 dernières années? Vingt années qui ont vu le grand dévoiement du numérique, et le reniement de sa promesse originelle.

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Début des années 80…  Jeunes ingénieurs, nous voyions bien que le numérique allait irréversiblement envahir notre univers, mettant fin à des millénaires de règne de l’analogique. Nous étions véritablement à l’aube d’une ère nouvelle, celle qui verrait l’Homme conserver et transmettre l’ensemble des signaux non plus sous leur forme analogique traditionnelle, comme il le faisait depuis les premiers hiéroglyphes et papyrus, mais sous forme numérique.

Quel espoir alors! Le numérique promettait le stockage, le transport, et la reproduction à l’infini d’une information rigoureusement fidèle à son modèle original.

Nous nous pressions dans les amphis de Traitement du Signal Numérique, y voyant les prémices d’un monde meilleur, où la qualité du numérique finirait par s’imposer partout, percolant notre civilisation, du laboratoire du chercheur jusqu’aux foyers des citoyens de tous les continents.

Le théorème de Shannon était la plus miraculeuse des révélations, qui prédisait qu’il suffisait d’échantillonner un signal à une fréquence deux fois plus élevée que la bande passante humainement audible pour n’en perdre aucune information perceptible.

C’est ainsi que naquirent les CD, première concrétisation pour le grand public de la promesse du numérique: une qualité technique irréprochable, loin au dessus du vinyl, diffusable et reproductible, sans perte, à l’infini, pour un coût qui ne pouvait tendre que vers le dérisoire.

Le CD était encore dans les labos que déjà l’on travaillait sur la télévision du futur, la TV HD et sa version intermédiaire, le D2 Mac Paquet, qui seraient à la télévision ce que le CD était au vinyl, tandis que d’autres inventaient la radio numérique (la DAB), avec une qualité audio égale à celle du CD.

Et puis, insensiblement, inéluctablement, tout s’est effondré.

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L’enthousiasme des chercheurs du monde entier dut rapidement céder devant le réalisme des opérateurs commerciaux.

Très vite, ceux-ci comprirent que la génération de nouveaux revenus se ferait bien plus par la multiplication quantitative des contenus que par leur amélioration technique. Il fut très vite évident qu’il était bien plus rentable de multiplier la quantité de tuyaux que d’améliorer une qualité que personne n’était prêt à payer.

Fort de ce constat, toute la puissance du numérique, tous ces subtils algorithmes de traitement et de transmission du signal, issus des cerveaux les plus brillants d’une génération de chercheurs, n’eurent plus qu’un objectif unique: multiplier la quantité, à l’infini, en dégradant leur qualité, à l’extrême.

Et c’est ainsi que fut dévoyée la Grande Promesse du Numérique.

Aujourd’hui, nous sombrons sous l’avalanche de la médiocrité numérique. Une médiocrité technique reproduite – sans perte! – à l’infini, à la vitesse du net. Et qui progressivement contamine la qualité des contenus.

Le phénomène est général, et touche aujourd’hui tous les moyens de communication, aussi bien la vidéo que l’audio, l’image ou l’écrit.

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En vidéo, les box des opérateurs ADSL nous submergent de centaines de canaux hyper-compressés à la qualité indigente. Le paradoxe est que nous avons jamais eu d’aussi grands écrans, qui rendent cette médiocrité technique encore plus flagrante: images qui se figent ou qui se pixellisent dès que ça bouge un peu, blocs de pixels oubliés, posterisation insoutenable, résolutions asthéniques, perte de synchronisation image / son… Et tout le monde trouve normal aujourd’hui de regarder une télévision techniquement et visuellement bien inférieure à celle que nous regardions il y a 20 ans grâce à nos bonnes vieilles antennes hertziennes.

Encore, ceci n’est rien comparé aux nouveaux modes de consommation des flux vidéo, qui enfoncent toujours plus bas le plancher de la médiocrité visuelle. Car si la télévision tombe heureusement aujourd’hui en déshérence, les vidéos sont désormais consommées sur YouTube ou DailyMotion. Toujours plus de quantité, toujours moins de qualité: ce ne sont plus des centaines de chaînes, mais des millions de clips vidéos qui sont disponibles, au prix d’une dégradation de leur qualité technique qui ferait passer les installations des frères Lumière (et même l’ADSL) pour le nec plus ultra en qualité vidéo!

Et la course à la médiocrité continue, car il existe pire que YouTube. Les opérateurs cellulaires s’en mêlent, et pour faire consommer de la 3G, ils nous font regarder des matches de foot ou Ben Hur en 320 x 240, sur l’écran d’un téléphone portable…

Et le comble, mais aussi de plus en plus populaire : les vidéos filmées au téléphone portable et téléchargées sur YouTube. Le comble de la médiocrité en vidéo. Toujours plus de choix, entre des flux toujours plus médiocres…

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En audio ce n’est pas mieux. Au début de l’Ere Numérique est sorti le CD, porteur des plus grandes promesses. Un son clair, pas de compression, une amélioration significative et continue de générations en générations, des rouleaux de cire à la platine tourne-disque en passant par les bandes magnétiques.

Mais ici aussi, tout s’est dégradé. Il s’est vite agit de faire passer le plus de son possible sur les réseaux, sur les médias, de compresser le plus de chansons possibles sur les cartes flash des baladeurs MP3, ou sur les web radio. Là encore, course à la médiocrité et à la surabondance quantitative. Nous pouvons mettre 6000 morceaux sur un iPod, nous pouvons pirater 2 millions de morceaux de musique sur Internet, mais on ne peut plus écouter une seule chanson avec la qualité des CD que nous achetions il y a 25 ans!

A cette époque, on achetait sa chaine HiFi par composant (ampli, tuner, CD, enceintes…) en choisissant soigneusement les éléments, en comparant taux de distorsion et puissance nominale… Aujourd’hui, la notion de HiFi a disparu. Passons à la FNAC: on n’y trouve plus que des casques qui rendent sourd et autiste, des baladeurs MP3 victimes de la compression sauvage des médias, et des microchaînes qui gèrent les CD audio, les CD ROM, les DVD, le Blu Ray, les Super audio CD, le DivX, le XVid, le WMA, le WAV, le MP3, les ports USB et les cartes CF ou SD… mais qui sont incapables de rendre un son correct avec leurs micro-enceintes neurasthéniques, et qui tombent systématiquement en panne au bout de 13 mois. Noyés sous la médiocrité nous sommes – encore et toujours.

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En photo, pareil.

L’amateur de belles images n’a plus le choix. Tout d’abord, il faut bien passer au numérique : la filière argentique est morte, et plus personne n’a envie de faire une séance de diapo ou même de voir un album. On envoie ses images par mail, on les partage sur la télé ou sur l’ordinateur familial, sur son blog ou son site web… Quant au professionnel, ça fait longtemps que ses clients exigent du numérique.

Il y a 30 ans, on pouvait faire de très belles photos avec un appareil réflex à 1000 Francs et un objectif 50 mm.

Aujourd’hui, une fois accepté le passage au numérique, l’amateur est confronté à un vrai dilemme : soit il veut aller vers le qualitatif, et il lui faut un réflex numérique, qui va lui revenir à 1000 euros avec ses objectifs, et beaucoup plus (4000 euros) s’il veut retrouver le même degré de qualité qu’un réflex argentique à 150 euros (capteur « full frame » 24×36, permettant de retrouver la même profondeur de champ qu’un réflex argentique, objectif lumineux), et encore sans compter l’informatique qui va avec, soit il reste dans le bas de gamme, il va prendre un compact survitaminé en pixel, qui sait détecter les sourires (et si je veux photographier la tristesse, comment je fais?), mais dont les images seront invariablement médiocres, cramées dans les lumières, bruitées dans les pénombres, au bokeh minable, sans compter l’inévitable flash qui donnera à ses innocentes victimes l’apparence de lapins myxomatosés.

Même en supposant qu’il casse sa tirelire et qu’il prenne un reflex haut de gamme, que fera notre amateur de ses milliers d’images à 12 mégapixels ?

Soit, après les avoir comprimées, il les enverra à un site qui assurera les tirages pour un résultat aléatoire (aucun contrôle sur les espaces colorimétriques et la balance des blancs), soit il les enverra sans compression à ses amis, mais leur taille gigantesque ne franchira pas les boîtes e-mail de ses destinataires, soit il les comprimera sauvagement, ce qui donnera un effet de pixels en mosaïque improbable mais esthétiquement douteux… Ou alors il passera ses longues soirées d’hiver sur Photoshop pour avoir un résultat exploitable – autant sire que tirer ses photos dans les cuvettes de révélateur et de fixateur était une formalité rapide à côté!

La course à la médiocrité technique continue, vers une image toujours plus mauvaise, avec le déferlement des photos comprimées à la hache, prises au compact, imprimées avec l’imprimante maison non calibrée sur un papier minable, envoyées sur un site de tirage discount au rendu aléatoire, affichées sur un blog en web colors. Mais le pire reste à venir, avec la généralisation du téléphone portable en tant qu’appareil photo. Car si pour les nouvelles générations, le standard de la vidéo c’est YouTube, le standard des photos c’est Nokia – comble de l’abomination pour l’amateur de belles images.

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Le pire est que le syndrome de la médiocrité numérique est en train par contagion de contaminer toute notre industrie, tout notre environnement mental et culturel. Car la corruption de la forme contamine le fond.

On le sent bien, l’exigence morale et artistique ne saurait s’accommoder de la médiocrité des supports. On devine la profonde alchimie existant entre la forme d’une œuvre et son support: imagine-t-on voir Casablanca sur YouTube? Cartier-Bresson, Ansel Adams auraient-ils fait leurs photos sur un Nokia? Van Gogh aurait-il pu créer sur un écran XVGA? Comment un consommateur intoxiqué à l’image de son téléphone portable ou aux vidéos sur YouTube pourrait-il développer une appétence pour des contenus qualitativement ambitieux?

L’abaissement du niveau d’exigence sur la forme induit immanquablement l’abaissement des attentes sur le fond. La consommation culturelle passe d’un plaisir de gourmet, consommation occasionnelle de quelques oeuvres de grande qualité, à une boulimie de contenus médiocres. Noyé sous la médiocrité et la multiplicité des contenus, le consommateur succombe, devient victime d’une véritable addiction à la junk-food culturelle – généralisation de l’esthétique du clip et de la publicité, orgie des mauvaises graisses de l’ère numérique, blogs écrits en langage SMS, clips vidéo tournés au portable…

Si la multiplication quantitative des oeuvres abaisse durablement le niveau qualitatif de la demande, elle n’est pas non plus sans effet sur l’offre. La multiplication des oeuvres et des médias induit nécessairement le morcellement des audiences, et donc du financement de la production. Seule la production d’émissions dites de « flux » permet d’alimenter la boulimie: télé-réalité sur toutes les chaines, matches de foot ad nauseam, séries produites au kilomètre… Produire beaucoup, à bas coût.

Le web 2.0, en désintermédiant la diffusion des contenus, et en mettant tout consommateur en position d créateur, présente au spectateur une offre incommensurable mais plate, sans la mise en relief, la prioritisation qui étaient l’apanage des médias traditionnels et des strates filtrantes journaslitico-artistiques. Comment déceler la pépite au milieu des millions de tonnes de minerai sans intérêt? Le mode d’accession à la notoriété, basé essentiellement sur la propagation virale, fait qu’un clip vidéo montrant un chat qui attaque son maître aura forcément plus de succès qu’un Potemkine ou qu’un Casablanca, dont le format ne se prête de toute façon pas aux nouveaux modes de diffusion des médias.

Pire, la production populaire est elle-même en danger. Au temps de l’argentique, on réfléchissait avant d’appuyer sur le déclencheur. Une photo prise devait être développée, et souvent tirée. Tout cela avait un coût, qui incitait à réfléchir avant de déclencher.

En numérique, déclencher ne coûte rien. Et donc, on mitraille. Et là encore la forme technique de l’acte ruine le fond.

Là où avant on aurait fait 12 photos – dont 3 ou 4 bonnes – aujourd’hui on en fait 150, dont aucune bonne, puisqu’on shoote sans réfléchir, en toute impunité : de toute façon si c’est mauvais on effacera. Et ce sentiment consternant, déjà ressenti, en voyant ses photos sur l’ordinateur: noyés sous la médiocrité numérique – encore et toujours.

Autre facteur, la reproductibilité et la transmission par réseau, sans perte et à coût marginal nul, entraînent inéluctablement la disparition des supports physiques (disques, livres, journaux…). La conséquence inéluctable de la disparition des contenants est la gratuité des contenus, car la grande escroquerie de l’art est alors exposée: le consommateur croyait acheter du papier ou du vinyle, quand il payait des journalistes ou des artistes. Et la gratuité, qui impose in fine la publicité ou la prestation « live » comme seule source viable de financement, contribue encore à la dégradation qualitative des contenus.

 

On voit bien la tendance actuelle pour les artistes, sous couvert de modernité, de se tourner vers ces moyens techniquement rustiques, cette mode agaçante des films tournés à la caméra DV, à l’épaule ou au poing, la récupération par Gondry et quelques autres de l’esthétique YouTube dans leur clips, les artistes qui exposent leurs œuvres sur écran… Mais quelle misère, quelle pauvreté affligeante. Quelle tristesse de voir artistes et spectateurs accepter une telle dégradation! En vérité, la médiocrité profonde de leurs supports fait qu’artistes et créateurs délaissent toute ambition créative, renoncent au souffle, à l’ambition… qui fondent les grandes œuvres. Nous sommes à l’époque de l’esthétique du clip à 20000 euros, tourné à la caméra DV et diffusé sur YouTube – pauvre idéal esthétique d’une génération culturellement sacrifiée.

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Aujourd’hui, quand je veux reprendre contact avec le beau, voir, sentir, toucher un bel objet, je vais faire du vélo.

Un vélo reste un objet relativement simple. Pour quelques milliers d’euros il est possible d’atteindre l’excellence: qualité des composants, performance, durabilité, esthétique. Cadre, tige de selle, prolongateur, pédalier et fourche en carbone tressé haut module, roue à jante haute carbone alvéolé, profils aérodynamique étudié en soufflerie, roulements à bille en céramique, boyaux fabriqués à la main en Italie, cassette et attaches rapides en titane, compteur de cadence et de vitesse sans fil… Des éléments sélectionnés composant par composant, façonnés en petite série par des artisans passionnés. Et de bon matin, je pars dans les vallons de Chevreuse, profitant du plaisir d’esthète de chevaucher cet objet unique, oxymore technico-industriel, qui a su fièrement résister au marasme esthétique ambiant et au grand naufrage de la massification et de la désacralisation des cultures et des pratiques.

Rejetons le dévoiement du numérique! Il n’y a plus rien à attendre des médias de masse, submergés par l’avalanche de la médiocrité numérique. Que chacun cultive son jardin, selon ses moyens et ses goûts, et trouve son salut et l’émotion esthétique dans l’amour du beau, loin des canons des productions de masse contemporaines!