Archives mensuelles : avril 2009

La 77

Cette année, j’ai participé pour la deuxième fois à la 77, classique cyclosportive de la région parisienne. 1040 inscrits au départ. Avec quelques collègues du club, je suis en fin de peloton, dans le 3ème sas – il y a 250 coureurs par sas, et les dossards prioritaires (une centaine de coureurs sélectionnés sur titre) devant tout le monde…

Après la trop longue attente, le départ, à fond – 48 km/h au compteur. Tous savent qu’il faut dès le départ remonter vers la tête, avec les meilleurs. Pas question d’échauffement, tout de suite se mettre dans le rouge, même si la matinée sera longue! Au 5ème kilomètre, les plus rapides sont passés en tête du groupe, et nous voyons 200m devant le peloton des dossards prioritaires qui s’est déjà détaché. Heureusement, je réussis à m’accrocher à un groupe de chasse qui roule furieusement, emmené par un célèbre triathlète belge bien connu des forums Internet – et au 10ème kilomètre on réussit à faire la jonction. Complètement carbonisé par l’effort, je reprends mon souffle, en queue du groupe, en me disant qu’il faudra remonter vers le tiers de tête de ce peloton avant le 50ème kilomètre, où se présente la première bosse, celle où l’an dernier je m’étais fait piéger: obligé de poser pied à terre dans l’embouteillage, puis cassure du peloton, puis impossible de reprendre le contact.

Vers le 35ème kilomètre j’essaye de remonter, mais impossible de progresser: soit ça roule à 50 et je n’ai pas les jambes pour doubler, soit ça roule à 40 et aussitôt le peloton s’élargit pour occuper toute la chaussée, se compacifie et devient impénétrable pour un novice comme moi, qui n’a pas l’habitude de frotter du coude et des hanches pour conquérir sa place. Et en plus la route rétrécit. A peu près 43km/h de moyenne sur la première heure – ça roule fort – et nerveusement: vigilance permanente obligatoire, doigts crispés sur les freins, pour pouvoir absorber sans dégâts les à-coups de la course, les rétrécissements des ponts, les voitures effarées qui arrivent en face…

Arrive la fameuse bosse du km49. Et là, même scénario que l’an dernier: devant la difficulté, le peloton se casse en deux, et je suis trop loin derrière pour espérer reprendre le contact avec la soixantaine d’échappés du premier groupe. Je n’essaierai pas de partir tout seul en chasse comme l’an dernier – sagesse de l’expérience, je n’ai désormais plus la présomption de penser pouvoir rattraper un peloton qui roule à plus de 40 sur du vallonné!

Je reste donc dans le peloton de chasse. Finalement, rouler à 40 dans ce peloton est assez confortable, grâce à l’aspiration. A vue de nez, un petit 200 Watt tranquille permet de se maintenir sans trop d’effort. Juste penser à s’hydrater – pas trop, 25 cl par heure, je n’ai que 2 bidons de 50cl – et maintenir la glycémie à coups de maltodextrine. Ce qui est le plus dur, en fait, c’est après un virage, ou un obstacle, ou un coup de bordure, quand le trou se crée, et qu’il faut tout donner pour reboucher: 500 Watts sur 20 ou 30 secondes. Ou alors, quand il y a une bosse, et qu’il faut cracher 350-400 Watts sur 3 ou 4 minutes pour rester au contact de la tête du peloton – serrer les dents et visser – des fois que des mauvais plaisantins veuillent profiter d’une cassure pour lancer une attaque en haut, quand 20m d’avance pris dans la bosse se transforment en 100m sur le plat. Dans ces moments, un coup d’œil au cadiofréquencemètre indique parfois des pointes jusqu’à 98% de FCmax. Complètement dans le rouge. Mouliner après pour éliminer l’acide lactique, viser entre 90 et 95 tours/minute sur le compteur de fréquence. Les deux ou trois premières fois ça va, mais quand on en arrive à la 10 ou 12ème, ça finit par user!

Toutes les 5 ou 6 kilomètres, on voit ou entend un des nôtres qui explose méchamment: fracas du carbone qui se rompt, bruit sourd des clavicules qui cassent, camarades tombés au champ d’honneur, fauchés au hasard des écarts, des aléas de la route et des défaillances mécaniques. Qu’une roue avant frotte la roue arrière de celui qui précède dans le peloton compact, et c’est la chute assurée. Tout à l’heure, il y en a un qui a commencé à guidonner après avoir percé de l’avant en pleine descente: à 65 km/h, le fracas de la chute, inévitable, est terrible.

Pourtant la peur est absente de nos esprits. Les endorphines ont commencé à produire leur effet. Les jambes sont revenues, un sentiment d’invincibilité nous envahit, l’impression d’être immortel – tant qu’on est vivant! La vigilance est extrême, l’acuité des sens exacerbée. Comme si les nerfs optiques étaient en connexion directe avec les muscles des mains posées sur les cocottes, prêt à presser les leviers de freins ou à éviter l’obstacle dans la nano-seconde qui suit la perception du danger. Le sentiment d’une lucidité extrême nous envahit, malgré l’épuisement que génèrent les a-coups répétés. Dans ces moments, on comprend beaucoup de choses inaccessibles à l’homme moderne, rationnel et urbain: l’assaut des Grecs sur la côte de Troie, la folie des cuirassiers de Napoléon attaquant sabre au clair face à la mitraille, l’héroïsme tragique des poilus sur le Chemin des Dames partant à l’assaut des tranchées ennemies… on se sent comme eux, parmi eux, esprit, tripes et muscles entièrement tendus vers l’accomplissement de l’objectif. Le cerveau moderne, le néocortex, siège du raisonnement et de l’abstraction, a depuis longtemps abdiqué, et c’est notre vieux cerveau reptilien, le seul à même d’assurer la survie dans les conditions extrêmes, qui a pris le contrôle, ignorant la peur et la douleur, décuplant force et réflexes, par un torrent d’adrénaline et d’endorphines. Le mythe freudien de la horde primitive fonctionne à plein, fratrie unie pour cannibaliser le Père, dominateur et échappé. Les neuro-sciences, mais aussi Darwin et Freud, tout pointe vers cette part bestiale, animale et primitive, tapie au fond de chacun d’entre nous, et qui se réveille et prend le contrôle lorsque les circonstances se durcissent.
Ce qui rend possible ces moyennes élevées que jamais je n’aurais pu réaliser seul, c’est bien sûr l’aspiration physique du groupe, mais c’est aussi (et surtout?) l’exaltation collective – l’excitation de la meute qui chasse. Un sentiment de plénitude profonde nous envahit, celui d’être enfin en accord fondamental avec soi-même, avec notre véritable nature humaine, notre authentique « état de nature ». Refuser cette vie que l’on veut nous infliger, celle du pseudo-homme moderne, passant ses journées assis devant son ordinateur dans une tour de la Défense – et redevenir homme parmi les hommes, espèce sélectionnée et façonnée par la nature pendant des centaines de milliers d’années pour trouver son salut et son accomplissement dans la chasse au mammouth et la résistance aux grands prédateurs, en meute, bravant le danger, la souffrance, le froid, la fatigue, jetant dans le combat ses ultimes ressources physiques… Depuis quelques millénaires, l’homme est sédentaire et cultivateur, depuis quelques dizaines d’années, il vit assis dans un bureau, va au supermarché pour assurer sa subsistance et compte sur la police pour assurer sa sécurité. Mais qu’est-ce que pèsent ces quelques siècles et années au regard des millions d’années qui ont vu l’homme évoluer, et qui nous ont façonnées en tant qu’espèce? Rien. L’homme a passé infiniment plus de temps à façonner des bifaces pour chasser le mammouth qu’à cultiver la terre, écrire, ou aller le week-end chez Auchan. Le malaise existentiel profond de l’homme moderne n’est-il pas justement dû à ce déni de notre état de nature, à ce mode de vie moderne qui est en si flagrante contradiction avec ce pour quoi la nature nous a patiemment fait évoluer pendant ces centaines de milliers d’années. Du point de vue de l’évolution des espèces, nous sommes mentalement et physiologiquement très proches des hommes des cavernes, et pourtant notre mode de vie moderne nous éloigne de tout ce pour quoi la nature nous a sélectionnés pour réussir. Jeter ce masque que l’on nous impose, craquer le vernis de la civilisation et retrouver la jubilation profonde de pouvoir enfin donner libre-cours à sa férocité primitive et humaine, si humaine. Ce retour périodique à notre état de nature est indispensable pour conserver notre santé mentale, puisque lui seul nous permet d’être en pleine harmonie avec notre nature profonde de prédateur. Alors certes, les compétitions cyclistes sont dangereuses: à toutes les courses, je vois plusieurs blessés, avec des fractures diverses, et l’on ne compte plus les morts sur les routes de France à l’entraînement – d’un point de vus statistique, le cyclisme est même infiniment plus dangereux que des sports pourtant réputés à risque, comme la Formule 1, par exemple, où le dernier décès observé doit être celui d’Ayrton Senna il y a une quinzaine d’années. Cependant, le cyclisme – ainsi que quelques autres sports dits extrêmes – est indispensable pour notre santé, en tant qu’exutoire de la part primitive de l’homme, évitant ainsi les débordements régressifs habituellement observés chez nos contemporains, mais qui ont le grave inconvénient d’affecter des tiers non volontaires: guerres, crimes en série, viols, affrontement entre bandes urbaines… Cette possibilité de se dépasser, d’aller à ses limites physiologiques et même au-delà – grâce aux flux hormonaux que génère un effort intense et prolongé – est le propre des vrais sports, par opposition aux simples jeux, ceux qui abreuvent les écrans cathodiques et les pages des journaux, footballeurs comédiens surpayés aux capacités aérobiques de crevettes, tennismen aux bras asymétriques et difformes… Elle explique sans excuser aussi le côté sombre du sport, la tentation de basculer du côté obscur, de conjurer les frustrantes limites biologiques de l’organisme par les ressources de la chimie, tentation qui par définition est la marque des grands, des vrais sports, ceux qui pour réussir exigent le dépassement total de soi, au-delà des limites humaines. Car celui qui a goûté à la chose, qui a su se dépasser, ne peut qu’embrasser le choix d’Achille: plutôt une vie courte et palpitante, que longue et sans relief!

Vers le km120, grosse chute du peloton juste devant moi, une vingtaine de coureurs gémissant au sol, dispersés dans tous les sens, sur toute la largeur de la route et au-delà. C’est à ce moment que je remercie les dieux pour avoir persévéré dans ma tactique de positionnement. Au lieu de rouler comme tout le monde au milieu du peloton à 10 cm de la roue de devant, je me suis toujours mis sur le côté, à 50 cm de la roue qui me précède (car s’il y a plus de 50cm, un gars vient forcément s’intercaler). Ça consomme quelques watts de plus, mais en cas d’explosion du peloton, on a une petite chance de pouvoir tomber non sur le bitume, au milieu des coureurs fracturés, des roues tordues et les fourches cassées, mais sur la terre molle et accueillante de notre bonne campagne beauceronne – qui me reçoit avec douceur. Bilan de la chute: l’extrémité du petit doigt légèrement éraflée – et surtout, le vélo est complètement intact! Pas de bobo, même pas une éraflure sur le dérailleur, mais le temps de se relever, de quitter le champ et de remonter sur le vélo, les survivants du peloton sont déjà loin – partis sans compassion excessive pour les victimes, car tous connaissent la dure loi du peloton: après la chute, la course continue – pas de pitié pour les blessés et les attardés. Au contraire des triathlons que je pratique habituellement, ici, pas d’encouragements mutuels, pas d’entraide, et quasiment pas de visages féminins: ce sont là des courses âpres et violentes, populaires, animées d’une rage mâle, sourde et primitive, placées sous le signe de la testostérone et du sang.

Nous finirons les 30 derniers kilomètres à trois, en fait que deux à se relayer mollement, un peu victimes de la chute, mais surtout de la baisse d’adrénaline consécutive à la solitude en rase campagne et à la disparition du risque de chute, passée l’excitation de la meute en chasse. 32km/h de moyenne tout au plus sur cette fin de parcours. C’est dans ces moments qu’il faut faire face à toute la détresse humaine, cette terrible Hilflosigkeit qui nous laisse seuls et désemparés, sans force, en rase campagne, luttant contre le vent. Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? Les images des Achéens, des Cuirassiers ou des poilus montant à l’assaut ont disparu, c’est plutôt le franchissement de la Berezina qui hante mon esprit, la lassitude d’Ulysse retournant vers Ithaque, le sentiment d’être abandonné par ses forces, harcelé par la nature, la douleur d’une tendinite qui revient se faire sentir, la question de savoir si à l’approche de la cinquantaine tout cela est vraiment raisonnable, l’envie d’en finir et de retrouver le foyer et sa famille au coin du feu, avec un bon chocolat… Les Grecs l’avaient bien compris. D’abord est le temps de l’Hybris, la volonté folle de vouloir échapper à sa condition, d’égaler les Dieux, puis vient, inévitablement, la Chute – la némésis divine – qui nous ramène à notre triste réalité humaine. Les courbes qui régissent le taux d’endorphine dans une course de vélo, le vol d’Icare, ou les marchés financiers, sont toutes identiques: une montée lente et progressive, s’emballant sur la fin, avant la chute, brutale et traumatisante. Hybris et némésis.

Enfin arrive le coup de cul final, dans le dernier kilomètre, dernière petite difficulté avant l’arrivée, et là, un énorme groupe nous double et nous dépose sur place, rincés que nous sommes par ces 30 kilomètres d’efforts et de désespérance quasi-solitaires. Encore une 60aine de places de perdues – mais bon, ça fait longtemps que l’objectif était surtout de rentrer.

Bilan: 3h51 – 243ème – 38,4 km/h de moyenne sur les 150km d’après le papier de l’organisation – meilleur temps que l’an dernier grâce au beau temps (nous avions eu pluie, froid et grêle l’an dernier – une vraie course pour guerrier au mental de Khmer), mais nettement moins bien placé à cause de la chute.

C’est en naviguant dans différentes dimensions que nous appréhendons le réel, et que nous construisons notre Weltanschauung.

L’homme peut se conscientiser en tant que siège de réactions biochimiques – le cycle de Krebs produit l’essentiel de l’énergie qui nous anime, tandis que les flux hormonaux régissent nos émotions. En vérité, l’homme n’est ultimement qu’atomes et molécules, et tout comportement humain, toute activité physique ou psychologique n’est au fond que le reflet des réactions chimiques élémentaires régissant l’interaction de ces particules.

Mais l’homme peut également se comprendre en tant que résultat actuel de l’évolution: chaque homme est le fruit de la sélection génétique accumulée de l’humanité, portant un bagage génétique amélioré de génération en génération, des premiers hominidés il y a plusieurs millions d’années, jusqu’à l’homo sapiens actuel – et même des êtres précédant les premiers hommes dans le grand arbre de l’évolution, depuis que l’ADN existe, de la première algue monocellulaire aux premiers mammifères. Nos comportements, nos envies, nos capacités et nos appétences sont aussi le résultat de cette longue évolution, de ce long débogage de notre code génétique.

Au-delà des aspects génétiques, ce qui fait la spécificité de notre espèce est la transmission d’un héritage culturel, d’une histoire, transmis de générations en générations, récits des épopées, des légendes et des contes qui façonnent immanquablement notre psyché, tandis que l’intuition Freudienne (la horde primitive, l’Hilflosigkeit..) éclaire notre habitus ethnique.

En notre conscience, ces différentes dimensions coexistent comme autant d’univers parallèles qui s’ignorent, décomposant notre vécu comme un prisme décompose la lumière, en différentes bandes de longueur d’onde parfaitement disjointes, figeant dans notre conscience une projection unidimensionnelle – et donc parcellaire – de notre vécu, de notre monde.

Cependant, en de rares moments, miraculeux, l’espace et le temps se courbent, la lumière se recompose, et ces univers se rejoignent en une conjonction parfaire, nous permettant alors d’accéder à une perception holistique et lucide de la condition humaine, dans sa grandeur et son infortune. Ce jour était un peut-être de ces moments.

La bête noire

 

Ça y est, j’ai enfin pu monter mon dernier vélo (pour les compétitions) – après avoir quelque peu galéré pour échanger la fourche d’origine, qui faisait l’objet d’un rappel.

Je reste fidèle à Cervélo – tout en cédant aux sirènes du carbone.

Cadre SLC-SL, montage tout Campa Record, roues Zipp… que du bon! Il est bon d’arriver à un âge où on peut se permettre ce petit genre de plaisir, même si tout ça ne remplace pas des jambes de 30 ans!

Acheté d’occase – ce qui me permet d’échapper au S3, qui vient de remplacer le SLC-SL, mais dont les couleurs auraient nettement juré avec mes jantes carbone. Le SLC-SL me permet de faire un montage tout en noir et blanc, d’une esthétique sobre et raffinée!