Parfois, le Dimanche, en hiver, quand le temps est incertain, nous délaissons les bucoliques vallons de Chevreuse pour rouler à Longchamp.
Longchamp. Le temple du cyclisme parisien. Une boucle de 3,6 km autour de l’hippodrome, des centaines de cyclistes qui tournent. L’ambiance de Longchamp…
Ce matin, les consignes de Gérard sont claires. Après l’échauffement, accélérations progressives. Plus un km/h à chaque tour, jusqu’à ce que mort s’ensuive… On s’accorde 2 km/h de moins dans les 500m de montée du faux plat, mais 2 km/h de plus dans la descente!
Nous plongeons dans le grand tourbillon.
Les premiers tours se pédalent en souplesse. Départ à 23 km/h. On roule avec les papis et les mamies du XVIème, de sortie dominicale sur leur bicyclette Singer chromée, les gamins en VTT, quelques rollers perdus au milieu des cyclistes, les cyclotouristes, les randonneuses avec garde-boue et sacoches… Discussions animées, potins du week-end… Accélération progressive.
Quelques tours plus tard, vers 27 km/h, le paysage cycliste commence à changer : les rollers et la plupart des VTT sont désormais des obstacles à contourner habilement. Encore quelques jeunes qui essayent de s’accrocher en VTT, et surtout les cyclistes du dimanche, sur leurs vélos bien bichonnés. Quelques antiquités dans le peloton, passages de vitesse sur le cadre, tubes Reynolds en acier fin, freins Mafac et dérailleurs Huret, moustaches et cheveux grisonnant…
L’allure continue d’accélérer, 30-32 km/h, ça devient sérieux. Le peloton s’est fait plus compact. Pas plus de 20 cm d’écart entre les roues, pour profiter à fond de l’effet d’aspiration. Les réflexes sont affûtés, les plus faibles ont abandonné la meute. Les relais s’enchaînent au millimètre. Une main qui se balance dans le dos, un doigt pointé, un signe furtif mais impératif des leaders indique un obstacle: un trou dans la chaussée, un VTT attardé, un roller, un ahuri suicidaire qui n’a pas compris qu’à Longchamp on tourne dans le sens des aiguilles d’une montre, ou un triathlète qui travaille ses enchaînements en course à pied…. La file se déboîte à l’unisson: chacun sait qu’à cette vitesse, et compte tenu du faible écart entre les cyclistes, il n’a qu’une fraction de seconde pour réagir. A cette allure, le peloton s’anime d’une existence, d’une personnalité et d’une volonté propres. Il réagit désormais comme un être organique, une entéléchie protéiforme et souple, reptile dotée d’intelligence, enveloppant l’obstacle, irréfragable, bravant les éléments. De l’intérieur, la sensation est prégnante. L’individu se dissout au sein du peloton, devient partie intégrante d’un tout formidablement plus puissant, véloce et efficace que la somme de ses parties, une organisation symbiotique entièrement vouée à l’optimisation de la performance. La désindividualisation des cyclistes, et leur réincarnation collective au sein du peloton, est encore exacerbée par la disparition insensible des traits individuels. Plus ça roule vite, plus les guidons sont bas, les selles hautes. Les têtes ont plongé, on ne voit plus que des dos roulant en cadence. Les yeux ont disparu derrière les lunettes réfléchissantes, car à cette vitesse, et sans protection, le vent ferait pleurer, les têtes sont casquées, car chacun sait qu’un crâne heurtant un trottoir à cette allure éclaterait comme une noix. Un homme est mort, ici, il y a 15 jours. Les maillots en coton, les baggys, les survêtements, K-way et autres anoraks ont laissé la place aux tenues en goretex et en lycra, enveloppantes, respirantes et aérodynamiques, marquées aux effigies des sponsors des clubs de la région. Ils sont tous là, ceux de Puteaux, de l’ACBB, de Nanterre, de Meudon, de Vélizy, les Antillais de la Grande Vigie, avec leur madras en lycra, ceux du 92, du 78 et du 93… Sur les vélos, le sombre reflet des tresses de carbone a progressivement remplacé l’émaillage coloré et tapageur des tubes en aluminium. Tranchant sur le carbone, l’aluminium anodisé des plateaux et dérailleurs Shima et Campa étincelle dans le soleil hivernal, réminiscence fantasmée de l’éclat des glaives des gladiateurs dans l’arène. La tension est perceptible. Malgré le froid piquant, la sueur commence à perler sous les casques. Les discussions se sont tues, chacun économise son souffle pour tenir le rythme. Les coeurs battent, de plus en plus fort. Les sens en alerte, chacun est concentré sur sa conduite, le moindre écart, la moindre inattention pourrait provoquer la chute collective du peloton. Désormais, on n’entend plus que le cliquetis sec des vitesses qui s’enclenchent à l’entame du faux plat, les souffles qui s’accélèrent, le vent qui maintenant siffle autour des hommes et des vélos, et l’air glacé qui vibre en résonance avec les machines et les muscles. De temps en temps, le sourd vrombissement continu d’une roue lenticulaire vient nous rappeler qu’un triathlète sérieux est parmi nous. Un coup d’oeil aux instruments: un peu plus d’une heure qu’on roule, 33 km/h, 78% de la fréquence cardiaque max, fréquence de pédalage à 86 tours par minute: les paramètres sont sous contrôle. Satisfaction du geste maîtrisé. Ne pas oublier de s’hydrater. Continuer d’accélérer. 35 km/h. Il y a un VTC parmi nous. ON ROULE A 35 ET IL Y A UN TYPE EN VTC DANS LE PACK!!! La honte! Tout ça pour ça! Sus à l’intrus ! Accélérer encore. De plus en plus, nos maillots animent le peloton, prennent les relais pour imprimer au peloton un rythme de marche conforme à notre plan d’entraînement. Progressivement, le cardio est monté. 83%, 86%, 90%… A 39 km/h, je me retrouve devant. Je sais que je ne pourrai plus tenir très longtemps, 5 minutes, pas plus d’un tour. A cette allure, l’air constitue un véritable mur aérodynamique, que seule une débauche de puissance permet de franchir, car les lois de la physique sont implacables, qui voient la puissance à appliquer augmenter au cube de la vitesse! Rouler en tête à cette allure impose une dépense d’énergie faramineuse. Calé sur le prolongateur, en position aéro, ce que la tacite, mais ô combien rigoureuse, loi du peloton n’autorise qu’à l’homme de tête, il est temps de faire parler les watts, jusqu’au dernier des 350W de ma Puissance Maximale Aérobique! Le cardio s’affole: 93%, 94%, 95%… Garder suffisamment de lucidité pour éviter les attardés, qui arrivent à toute vitesse… Garder sa lucidité, et anticiper, malgré la tête dans le guidon, la dette d’oxygène qui s’accroît, l’acide lactique qui s’accumule, les ischios et les quadris déchirés. Tenir encore la montée, jusqu’en haut, jusqu’à l’explosion, orgasmique… en danseuse, sans laisser le compteur redescendre.
Ca y est je suis au bout. Au bout de la montée. Au bout de mes forces. A bout de souffle. Au bout de mon coeur.
Le cycliste, humain, si humain, est mû par les deux pulsions fondamentales: Eros, pulsion de vie, est amour, plaisir, jouissance et joie, mais Thanatos, pulsion de mort, symbolise la colère, la douleur, la souffrance, la destruction et la mort. De même que le scorpion signe sa perte en piquant la grenouille qui le porte, de même le cycliste ne peut s’empêcher de braver le danger et de rouler vers la souffrance, car telle est sa nature profonde.
Se relever. Se laisser absorber par la rassurante enveloppe du peloton. Se laisser doubler. Progressivement ralentir.
Retour au calme. Un petit tour en moulinant en souplesse, reconstitution de notre groupe qui s’était effiloché au fil des tours. Récupération.
Vraiment, une bonne séance! Il ne nous reste plus qu’à revenir à la maison, en passant par Boulogne, le toujours dangereux Pont de Sèvres, et enfin la bosse des Bruyères, qui brûlera nos ultimes réserves glycogéniques, avant de prendre une douche bien méritée – et d’affronter les quolibets narquois de nos proches: « c’est pas mortellement chiant de tourner en rond pendant deux heures et demie… ». Que Dieu leur pardonne, car ils ne savent pas de quoi ils parlent!
Bravo, tu écris bien et tu rends bien compte de la « vie intérieure » d’un peloton ! Bien à toi.
Un coursier.
Joli coup de plume. Si le coup de pédale est à l’avenant, les autres doivent certainement serrer les dents pour suivre.
Yan, une chicane mobile en VTT…
Tu dois connaitre « L’honneur des champions » d’Olivier Dazat. Ton texte mériterait d’y être !
j’en ai encore des frissons dans le dos…
Difficile d’écrire après la lecture de tes récits…
Merci
Bonjour,
Ton récit m’a donné la chair de poule.
Ce doit être Thanatos qui m’a rendu visite.
J’indique ton adresse sur la lettre hebdomadaire que je diffuse en complément de mon site http://www.velo18.net
Régale nous d’autres récits
Bonjour,
je ne dirai qu’une chose; bravo pour ce relais si bien relaté……
Des frissons de la tête aux pieds, en passant par les guiboles qui démangent de + en + à cette époque de l’année…..
Une question tout de même, que veut dire A.C.B.B ?
Car je roule à l’Association Cycliste du Bas-Berry à Issoudun(36),
mais je doute que mes coéquipiers aient fait la route….
Bonne route à tous….
Un seul mot : bravo !
Ancien du C.S.M.Puteaux et désormais licencié dans un club Ufolep parisien, je connais Longchamp par coeur, donc BRAVO
une bien belle plume, quand la culture rejoint le sport, ça devient géant…
je suis « rédacteur » de la lettre mensuelle de mon club et je voudrai savoir si tu m’autorises à diffuser ton texte et à te publier ?
quoi qu’il en soit MERCI
P.S. : ACBB : Athletique Club de Boulogne Billancourt, pépinière de tant de champions… Anderson, Millar, Roche pour ceux que je me suis coltiné
en première à mon époque…lointaine
Pour Dominique: merci pour les compliments, et pas de problème pour diffuser le texte si tu le souhaites…
FELICITATIONS ; LA DESCRIPTION DU » peloton » , EST FANTASTIQUE;
“c’est pas mortellement chiant de tourner en rond pendant deux heures et demie…”. a ba sympa les proches…nan mais!!!!t’éxagères pas un peu!c’est juste que quand on prend le petit dèj le matin il y a une chaise vide…et oui au lieu d’être assis sur une chaise, tu l’es sur une selle…
mais sinon le style d’écriture est pas mal..
Bjr,
2006 ? Ben en 2011, l’ambiance est toujours là. Bien bon récit, merci.
La semaine, le mardi ou le jeudi, on peut rouler à vive allure. Il y a du monde à ce sujet. Sinon, les samedis et dimanches c’est un peu plus compliqué comme dans ce bon reportage bien vivant et réel.
Pour le voir vivre, il y a l’amicale des baltringues sur facebook où l’on trouve pas mal de monde et beaucoup de photos.
Bref, Longchamp reste Longchamp. Et bravo pour le port du casque, c’est « impératif ».
John
Longchamp