La ligne noire

Combien d’heures, combien d’années l’ai-je suivie… la ligne noire?

Aujourd’hui encore, le rituel, répété deux fois par semaine depuis plus de 35 ans: cracher dans les lunettes, les rincer, les ajuster, humecter la nuque, plonger.

Et suivre, toujours, la ligne noire.

Echauffement, 400 m

La partie la plus agréable de l’entraînement, sans doute. La sensation de l’eau fraiche le long du corps. Les muscles encore frais, glisser sans efforts, respiration bilatérale, fréquence de rotation lente, appuis marqués, en accélération, coude en avant, Front Quadrant Swimming, relâchement dans le retour du bras, bonnes sensations – je vais faire moins de 6′, sans forcer. Le style parfait – ou plutôt la sensation du style parfait, car je sais que cette sensation est trompeuse: se faire filmer en train de nager a été une expérience traumatisante – mais révélatrice. La distanciation induite a dévoilé à mes yeux interloqués les innombrables défauts d’une nage pourtant subjectivement ressentie comme idéale.

Si la course à pied nous détruit lentement, usant et traumatisant progressivement nos cartilages et tendons, trop faibles et rigidifiés par les ans, nager nous rajeunit. Portés par l’eau, les articulations épargnées par les chocs, les muscles peuvent exprimer leur puissance, et le coeur et les poumons irriguent la machine – car les bronches ont résisté sans dommage à toutes ces années d’inhalation de chloramines. De fait, nous venons à la vie physique en nageant dans le liquide amniotique, et l’eau du baptême vient symboliser la naissance spirituelle. L’immersion ensuite nous lave de nos péchés, de nos souillures. Et par le bain de jouvence nous rajeunissons, au sein de l’élément liquide, matrice originelle dont est issue et dont est majoritairement formée toute forme de vie sur terre. Nager n’est qu’un retour à notre condition la plus primitive, celle de notre foetus, et celle aussi de nos lointains ancêtres amphibien sur cette planète – une réappropriation de ce milieu idéal, univers de fluidité et de légèreté, qui nous libère des affres de la gravité, et de la brutalité sèche du monde terrestre.

5’55 ». Pourquoi je nage ce 400 en 5’55, en souplesse, sans forcer, alors que tout à l’heure, il faudra aller taper dans le dur pour sortir un malheureux 5:50? C’est le destin du nageur constant que de se confronter au déclin. 35 ans de natation, et à peu près 15 ans maintenant que mes performances déclinent. Les longues heures de nage, ces centaines de kilomètres nagés chaque année, ne peuvent plus ambitionner que de ralentir l’inéluctable déclin.

Bien sûr, l’effet de l’entraînement est majeur. Arrêter de nager pendant un mois a un impact beaucoup plus marquant sur ma vitesse que 10 ans d’âge en plus. Et c’est avec un plaisir sardonique que je constate que je nage plus vite que 95% des morveux de 20 ans (enfin, les non-nageurs…). Mais toutes choses étant égales par ailleurs, nous sommes condamnés au déclin. L’exemple stupéfiant de Dara Torres montre certes qu’il est possible de progresser jusqu’à 40 ans, sur des distances courtes, moyennant un entraînement parfaitement adapté et un suivi micrométrique, mais après, il nous faut nous résigner. Autant j’ai pu connaître l’exaltation et l’enthousiasme du débutant en vélo, discipline que je n’ai abordé qu’il y a quatre ans, et où mes progrès sont encore constants, autant la natation est une vieille et fidèle compagne, dont je n’attends aucune surprise – bonne ou mauvaise.

 

200 m de jambes – avec palmes

J’aime les jambes. Faire des jambes est peu populaire parmi les triathlètes, qui préfèrent les épargner pendant la natation pour mieux engager les épreuves qui suivent, mais ils ont tort.

Certes, les jambes ne sont guère propulsives sur les longues distances que nous pratiquons, mais si les jambes ne nous propulsent pas, elles peuvent considérablement nous freiner. Combien en ai-je vu nager avec les pieds en porte-manteau, ruinant leur hydrodynamisme? Combien ont les jambes qui coulent, ce qui augmente considérablement leur surface frontale – même si la combinaison leur donne l’illusion de savoir nager? Avec un pull-buoy entre les jambes, ils améliorent spectaculairement leur vitesse, au lieu de ralentir comme tout bon nageur. Et seule la tonicité du bas du corps associée à un bon gainage abdominal évite au corps de se tortiller et de serpenter. Donc: faire des jambes. Même pour nager à la Manaudou, avec son battement mollasson à 2 temps, incapable de mettre ses jambes en action quand Kate Ziegler vient lui arracher la médaille d’or du 800m NL à Melbourne.

Aussi, contrairement à toutes les recommandations, j’aime à nager avec des palmes, de longues palmes façon Grand Bleu – 90 cm de long- avec une voilure en fibres de carbone, que j’ai choisies non pas tant pour leur rendement supérieur que pour leur esthétique, sobre et racée. Une voilure C4, amoureusement fabriquée par Marco Bonfanti en Italie après ses débuts dans le vélo, une voilure fine et nerveuse, qui donne une sensation de glisse euphorisante… J’ai pris le modèle souple, pour encore plus de fluidité. La sensation est bien sûr très différente d’un battement pieds nus, mais un palmage vigoureux exerce une forte pression sur le dessus du pied, et la flexion plantaire ainsi exercée permet d’entretenir la souplesse de cheville indispensable au bon nageur – même si elle me vaut quelques entorses épisodiques en CAP.

Mon plus grand regret est de ne pas pouvoir pratiquer un peu d’apnée dans ma piscine habituelle, alors que c’est un pur plaisir de nager sans effort 50m sous l’eau avec ces palmes, tout en relâchement. Interdit par le règlement. J’ai protesté sur le cahier de réclamation, mais il m’a été répondu que c’est pour des raisons de sécurité, à cause des risques de syncopes. Sombres crétins ! Ils devraient aussi interdire de nager, car on pourrait se noyer ! Ils n’ont qu’à nous faire signer une décharge, si c’est un problème de responsabilité et de risque. Car outre l’aspect déresponsabilisant et infantilisant de cette attitude, le résultat de tout ça, c’est que quand on va nager en mer pendant les vacances et qu’on peut enfin faire de l’apnée, on a strictement aucun entraînement, et que du coup on est obligé de prendre des risques considérables, dans une environnement beaucoup moins sécurisé que celui d’une piscine. Mais l’appréciation globale du risque qu’ils nous font courir est quelque chose qui est étranger à l’administration de la piscine, la seule chose qui compte pour eux est que ça ne se passe pas chez eux…

Surtout: nager avec une planche. Avantage majeur de la planche: travailler la cambrure lombaire, le secret de la nage horizontale. La plupart des maîtres nageurs font nager mes enfants sans planche, ou avec planche mais la tête dans l’eau, pour reproduire au plus près la position du corps lors de la nage complète, mais c’est là une erreur grossière. L’avantage principal de la planche est justement d’obliger à nager tête haute, exacerbant ainsi la cambrure lombaire nécessaire pour une nage complète horizontale. Comme tout éducatif, son avantage vient de l’exagération de la position recherchée. Et avantage non négligeable, seule la planche permet d’écouter et d’observer l’environnement: le cours d’aquagym dans les lignes voisines, les nageurs de clubs parfois, sur une autre planète d’efficacité, de glisse et de force, et la hantise du nageur, les 2 mamies qui nagent côte à côte la brasse, en discutant, sans se mouiller les cheveux, dans la ligne des nageurs. Je suis alors sûr de recevoir un coup de talon dans le foie au moment du dépassement, généralement suivi d’une plainte auprès du maître nageur contre « ce fou qui croit que la piscine est à lui et qui a failli les toucher ». Car les entraînements du club ont cessé en cette période de vacances scolaires, et nous en sommes réduit à nager seuls, pauvres nageurs isolés au milieu des baigneurs, tchatcheur, dragueurs, plongeurs et autres aquagymeurs qui composent l’ordinaire des bassins hors des créneaux réservés aux entraînements.

La Grande Pyramide: 4×100 + 2×200 + 400 + 2×200 + 4×100

Fini les jambes. Maintenant, le plat de résistance, le coeur de séance, la Grande Pyramide: 4 x 100 m départ toutes les 1:45, 2 x 200 m départ toutes les 3:30, 400 m départ à 7:00, puis la redescente 2 x 200 et 4 x 100.

J’aime la pyramide. Travailler dans une même série différentes filières énergétiques, partir avec du rythme sur les 100 m, essayer de le maintenir sur les 200, ne rien lâcher sur le 400… et tout donner à la fin.

Attaquer les 100 sur un bon rythme. Ce n’est plus le moment de finasser. Dégradation volontaire du style de nage. Jouissance de la transgression. Faire le contraire de ce style idéalisé que l’on trouve dans tous les manuels, mais que tant de champions ne pratiquent pas dans la vraie vie, quand ils se battent pour la gagne. Augmentation de la fréquence des bras. Fin de la bilatérale, respiration tous les 2 temps. Les pulsations augmentent, il faut de l’oxygène – en masse! L’impact de la respiration monolatérale est énorme, en ce qu’elle ruine l’illusoire perfection de la symétrie de nage. Modèle mental: Van den Hoogenband, quand il arrache l’or à Thorpe dans la finale du 200m des JO de Sidney (http://www.youtube.com/watch?v=gVopy2iYT7M), malgré une culbute inférieure. Un style incroyablement asymétrique. Glisser longuement sur le bras droit après la respiration, en accélérant le battement pour ne pas ralentir, puis enchainer rapidement un cycle sur le bras gauche sans temps mort. 65% du temps passé sur un bras, 35% sur l’autre. Tac-tac, tac-tac, tac-tac…

Retour bras tendu. Comme Janet Evans qui en 89 bat le record du monde du 800 m, la tête hors de l’eau (http://www.youtube.com/watch?v=71CN4yNMgtY), un record qui a tenu près de 20 ans, fait unique dans les annales du sport! Comme Michael Klim (http://www.youtube.com/watch?v=dQQt0eTknxY), comme Inge de Bruijn (http://www.youtube.com/watch?v=qqwDS-XM8jg)… mes maîtres, les anciens, ceux d’avant les athlètes body-buildés en combinaison d’aujourd’hui. Frapper l’eau vigoureusement, bras tendu, sans casser le coude, sans éviter les éclaboussures…

A un moment, il faut savoir montrer à l’eau qui est le maître. Xerxès faisait bien battre la mer pour que les vents lui soient favorables. Pas très efficace d’un point de vue météo, mais très utile pour le moral des troupes. Et puis lors de ces épreuves masses lorsque 500 ou 600 athlètes s’élancent en même temps vers l’eau, il n’est pas mauvais d’avoir un mouvement de bras un peu balistique pour se frayer un passage vers la première bouée, au coeur de la baston, au milieu de la horde déchaînée.

Les coups de talon dans la figure, les lunettes arrachées… je ne déteste pas ces ambiances un peu sauvages, qui permettent d’assouvir à peu de frais les instincts guerriers ancestraux – et le style de nage se doit de s’y conformer. Il importe de nager juste, car le style se doit d’être en harmonie avec l’esprit et les lieux, et avec l’esprit des lieux. Mouvements courts, saccadés et balistiques pour la bagarre dans la mare de boue à Etampes, longs mouvements et battement vigoureux pour surfer sur la vague à La Baule, lorsque sur le 3ème coté du rectangle on revient vers la plage, la houle dans le dos, mouvement délicat et retenu, sans éclaboussure, à La Piscine, dans le lagon de Bora-Bora, une étendue d’eau parfaitement protégée des vents et de la houle – un miroir dont rien ne doit troubler la planéité parfaite lors de la première nage, dans la lumière diaphane de l’aube…

Si on peut dégrader à outrance le style pour le retour de bras et pour la respiration, il vaut mieux essayer de rester concentré sur le trajet du bras sous l’eau. Car c’est cette partie invisible de l’iceberg qui est en vérité déterminante pour l’efficacité. Le plus important: garder le coude haut, en avant. La position plus ou moins avancée du coude sous l’eau est la principale chose qui distingue le bon nageur du nageur médiocre. Garder le coude en avant est le secret du mouvement propulsif. Comme le plus grand de tous, la référence absolue, Alexander Popov (http://www.youtube.com/watch?v=i_nMGiXMZ7s). Ce n’est pas tant son exceptionnelle longévité au plus haut niveau qui fait de Popov un grand nageur, mais c’est son style, son efficacité, un rapport vélocité/puissance exceptionnel, qui lui a permis de vaincre des nageurs bien plus puissants que lui. La clé pour bien nager a toujours été de réussir le compromis optimal entre puissance et perfection gestuelle, mais les développements récents de la natation ont considérablement réduit l’importance du geste: les combinaisons en polyuréthane ont permis aux nageurs hyperpuissants et body buildés à la Alain Bernard d’avoir l’hydrodynamisme d’un Popov, et les nageurs tels que Phelps misent tout sur les virages et leur interminables coulées pour asseoir leur suprématie. Peut-être que l’interdiction des combinaisons nous fera revenir à un style plus pur cette année.

Les 200 m marquent la transition. Un peu plus de retenues que sur le 100 m, mais on n’est pas encore sur un rythme d’endurance. Soigner les virages. Penser à Thorpe dans le 200m au JO de Sidney, et cette culbute, LA culbute, parfaite, immémoriale (http://www.youtube.com/watch?v=vrFzObKmliE). Cette glisse sous l’eau, interminable, alors que les autres sont déjà sortis depuis longtemps. Cette ondulation, souple et puissante, qui traverse tout le corps, du bout des doigts tendus à la pointe des orteils. Bien penser à la culbute lorsqu’arrive le T – au bout de la ligne noire.

Le 400 m, maintenant. Bien nager. Tenir le rythme.

Bonne distance, le 400 m, qui donne le temps de penser. D’ailleurs, quand pourrait-on penser, si ce n’est en nageant un 400 m? Certainement pas au bureau, harcelé sans répit par les e-mails, le téléphone portable, le Blackberry, les réunions… Pas à la maison non plus, quiconque a trois enfants le sait bien… Coupé du monde, coupé de la technologie, coupé des autres, nager procure l’isolement autiste nécessaire au plein épanouissement de la pensée pure. Toutes les décisions importantes, je les ai en vérité prises en nageant. Et mes meilleures idées, je les ai eues aussi en nageant. Car le nageur n’a que la ligne noire à suivre. Au fond, lui seul peut penser, dans un isolement psycho-acoustique total. Juste la ligne noire, au fond du bassin. A dire vrai, si on écoutait bien, le vacarme serait assourdissant: les bras frappent violemment l’eau à proximité immédiate de l’oreille. Mais depuis combien d’années n’entends-je plus rien de ce vacarme, intégralement filtré et éliminé par la circuiterie bien rodée du cerveau?

Penser n’est possible qu’en nageant, mais aussi, on finit nécessairement par penser comme on nage. On devient ce que l’on nage. Je me rappelle encore les entraînements de ma jeunesse, quand trois fois par semaine j’avalais mes séances de 7 ou 8 kilomètres. Rien de comparable au 15 kilomètres quotidiens d’un vrai champion, mais largement de quoi forger un caractère. L’apprentissage de la ténacité, l’insensibilité à la douleur, le goût de l’effort, le sentiment que rien ne peut vous arrêter, le rejet de la facilité, de la distraction, de l’interaction sociale futile et dérisoire… rien ne façonne un caractère comme des milliers de kilomètres de nage, ces milliers d’heures passées à nager.

Fin du 400 m: 5’48 ». Gagné 2 secondes sur l’objectif. Sans doute parce que j’ai pu nager 3 fois la semaine dernière, outrepassant le quota que je m’impose. Je dois limiter le nombre total de mes séances, et je sais être sur une asymptote en natation. Nager 1h de plus chaque semaine me ferait gagner environ 2 minutes sur un 1500 m, mais faire 1h de vélo en moins m’en ferait perdre 5 sur un 40 km. Donc: pas plus de deux heures de natation par semaine, mais 4h de vélo, où j’ai toujours une importante marge de progression. Ainsi, avec 1h de course à pied, je parviens à respecter mon quota de 7h par semaine – même si je sais qu’il m’en faudrait facilement le double pour espérer rivaliser avec les meilleurs de ma catégorie – ce que mon corps, ma famille et mon employeur ne supporteraient pas!

Maintenant, redescendre la pyramide. Beaucoup plus facile que de la monter, malgré la fatigue. Les 200 m, puis les 100 m. Grisement de l’accélération progressive de l’allure.

Le dernier 100 m. Modèle mental: Inge de Bruinj, Athènes, finale du 50m NL. Effort à intensité maximale. Sous l’impact de ses membres, l’eau se déforme, révélant la puissance incroyable des mouvements. Tout autour d’elle, l’eau se courbe et se plie, en tourbillons et vortex, comme si sa force et sa volonté avait le pouvoir matrixien de distordre l’espace-temps. Malgré tout, la ligne de nage reste impeccable, pas un mouvement parasite, pas un écart de travers, le corps rigide comme une barre d’acier, un monument de puissance et de volonté tout entier tendu vers la propulsion maximale. Bon, les 1’25 du chrono mural me ramènent à la triste réalité: encore une fois, le modèle réel doit être fort éloigné du modèle mental! Mais nager, c’est dans la tête…

100m jambe souple

100m de jambe souple (avec planche!) pour récupérer. Faire doucement redescendre les pulsations et la température. Surtout la température de la tête, qui a commencé à fumer sous l’effet cardio de la pyramide, conjugué à l’effet cocotte minute du bonnet en latex.

Maudits bonnets, imposés par un nombre croissant de directeurs de piscine, plus soucieux de leur confort que de celui des nageurs. Ils m’ont dit qu’il fallait moins souvent nettoyer les filtres quand les bonnets sont obligatoires… Même en planche, la tête hors de l’eau, ils nous imposent le bonnet. Même aux chauves, ils l’imposent! Pour sûr, il y a moins de plaisir avec le caoutchouc. Car qu’y a-t-il de mieux que de sentir l’eau glisser sur la tête et sur le corps?

Ces bonnets ont le goût amer d’une société toujours plus policée, toujours plus réprimante, liberticide, qui croyant se sauver court à sa perte, en sacralisant le principe de précaution et la pseudo-hygiène, au détriment de l’esprit d’entreprise et du goût du risque. L’apnée est désormais interdite, les douches sont obligatoires, et les plongeoirs de mon enfance on progressivement disparu ces dernières années. Pourtant, ils faisaient partie des rites du passage à l’adolescence, quand pour impressionner les copains ou les filles, on plongeait du 3m, du 5m, ou même du 10m pour les plus téméraires. Le petit coup d’adrénaline avant le plongeon, les tentatives de saut périlleux, les bombes pour éclabousser… Tout ça a disparu au profit de toboggans, avec feux rouges pour réguler le passage et interdiction de glisser la tête vers l’avant, de bains à bulle dans de l’eau tiédasse, et de la prolifération de l’aquagym. En 10 ans, ils ont réussi à dégoûter et anesthésier une génération de gamins, qui doit maintenant aller chercher sa nécessaire dose d’adrénaline dans des pratiques autrement plus dangereuses…

Le comble avait été atteint avec cette circulaire débile de l’Education Nationale qui interdisait la pratique de la natation scolaire aux heures d’ouverture au public, par crainte des pédophiles. Du coup, fermeture en masse de créneaux, annulation d’un grand nombre de cours de natation… et j’imagine le bureaucrate de l’Education Nationale, satisfait, félicité pour sa vigilance face au fléau fantasmé des pédophiles en piscine, tandis que des centaines de personnes continuent de mourir noyées chaque année faute d’un apprentissage minimal de la natation. Apprentissage qu’il a méthodiquement contribué à tuer, en apportant sa petite pierre à un arsenal réglementaire et technocratique toujours plus lourd, dont la complexité finit par dégoûter les meilleures volontés. Heureusement, à force de lettres et de protestation (dont la mienne!), ils ont fini par faire machine arrière – sur ce point tout au moins.

Je finis de boucler le 100m – pour une fois sans regarder le chrono. Fini de rêvasser, il est temps de s’achever sur les bras maintenant.

8 X 100m pull plaquette – départ 1’40 »

Après les jambes, les bras. Enfiler les plaquettes et le pull-buoy. 8 x 100m départ 1’40 ». Nager en 1’25 », récupérer 15″ et repartir.

Le premier et le deuxième 100m se font sans effort. Bonne glisse, mouvement ample et puissant.

Puis après une période plus difficile, arrive progressivement ce moment où les bras tournent tout seul, battant l’eau et poussant vigoureusement, sans fatigue. Si ce fonctionnement en mode automatique, ce second souffle, est fréquemment observé chez les coureurs à pied, il est plus rare en natation.

Pendant des centaines de milliers d’années, l’homme a vécu dans des cavernes, et les filières énergétiques requises pour survivre dans cet environnement étaient complètement différentes pour les bras et pour les jambes.

Pour les jambes, c’était des efforts longs et répétés: partir à la chasse, marcher, courir après le gibier pendant de longues heures, jusqu’à ce qu’il s’écroule épuisé, tel que le pratiquent les chasseurs à l’endurance du Kalahari, migrer vers des cieux plus cléments ou des territoires plus giboyeux…

Pour les bras, c’était au contraire des efforts brefs et intenses: lancer un javelot, se hisser sur un arbre pour échapper au tigre à dents de sabre, planter le pieu dans le mammouth, manier le gourdin…

Le résultat de cette évolution millénaire est une nature de muscle très différente. Autant les jambes bénéficient de fibres rouges infatigables, propres à la réalisation d’efforts aérobiques de longue durée, autant les bras, riches en fibres rapides (blanches) mais pauvres en fibres lentes (rouge), ne sont naturellement bons qu’à des efforts violents mais brefs. Un homme bien entraîné peut courir plus vite qu’un cheval, sur une longue distance et par temps chaud, mais jamais il ne battra un dauphin à la nage! Les scientifiques ne le savent pas encore, mais les coaches le savent depuis longtemps, qui recrutent les meilleurs pentathlètes et triathlètes parmi les anciens jeunes nageurs.

Car alors que l’endurance des jambes peut s’acquérir à tout âge, étant naturellement acquise et sous-jacente, seul un entraînement aérobique intense des bras pendant les années de croissance permet de transformer en fibres rouges les fibres intermédiaires des bras. Un adulte qui nage intensément mais tardivement ne pourra jamais atteindre le niveau de celui qui a passé son adolescence à aligner les longueurs de bassins, car jamais il ne pourra transmuter en fibres rouges les fibres blanches de ses bras, structurellement inaptes à l’effort d’endurance. Même si j’ai toujours été très loin d’avoir le kilométrage ou les performances des champions, la vingtaine de kilomètres passés chaque semaine à nager en pleine période de croissance m’ont laissé en précieux héritage ces bras, pas très puissants, mais qu’aucune distance ne saurait fatiguer.

Ces pensées me font revenir au chronomètre mural. Mes temps s’approchent dangereusement de la minute 30, ne me laissant plus qu’une dizaine de secondes pour récupérer avant le départ. Il va falloir remettre un peu de pêche pour revenir au 1’25 ».

Le chronomètre mural est le meilleur ami du nageur – et son meilleur ennemi. Le chrono ne ment jamais. Dans toutes les bonnes piscines, ses quatre aiguilles, noire, jaune, rouge et verte, guident les nages. Longtemps, j’ai préféré partir sur l’aiguille noire, mais depuis une dizaine d’années, je me débrouille, comme beaucoup de nageurs, pour démarrer mes séries sur la jaune, la plus visible. Pour tout nageur entraîné, les quatre aiguilles servent à la fois de chronomètre et de compteur: sur cette série de 100 m départ toutes les 1’40 », je sais qu’à chaque fois que l’aguille jaune revient en haut, j’ai fait 3 x 100 m de plus. Certaine piscines bien équipées ont même deux chronomètres, parfaitement synchronisés, aux deux extrémités du bassin, ce qui permet de construire des séries plus fantaisistes, ou de sprinter sur des 25 m. Trente cinq années d’observation constante des 4 aiguilles me permettent de prédire mes temps avec une marge d’erreur inférieure à 1%, et d’apprécier de façon extrêmement fine mon degré de forme ou de méforme, ou l’influence de tout événement externe: un bon repas trop arrosé, une diminution de l’intensité ou de la fréquence des entraînements, un reste de grippe ou de rhino-pharyngite, ou simplement l’effet de l’âge, et le déclin inéluctable de ma fréquence cardiaque maximale, au rythme d’un battement par année de vie…

 

Retour au calme, fin de l’entraînement: 200m – 25m dos, 25m rattrapé

Partout dans le monde, j’ai cherché l’Eau. Et j’ai nagé.

Près de chez moi, dans toutes les piscines de Paris bien sûr, dont la regrettée piscine Deligny, et bravant les interdits, dans les Etangs de Ville d’Avray et de Hollande, au delà de la ligne de démarcation, dans la fontaine St Michel et le Jardin du Luxembourg, du temps où le bizutage était un rite de passage obligé, dans le Grand Canal de Versailles, un 5 Septembre bien sûr, sous les yeux ébahis des touristes japonais, mais aussi dans la Seine, ces 1500m entre la passerelle de l’Avre et le pont de Suresnes, d’une fraicheur et d’une transparence surprenantes, dans les rouleaux de la côte basque, sur les plages de Martinique de mon enfance, le souvenir des rouleaux et du body surf sur la plage du Diamant, et ces bassins métalliques en Allemagne et en Autriche, à Vienne encore avec les nudistes de la Lobau et du Danube, en Bavière dans l’Isar rendue à la nature, dans le Starnbergersee et le Chiemsee, dans les lacs alpins translucides, dans l’Arc tourmenté, dans les lacs et les gaves pyrénéens – glacés, dans les canyons espagnols, plongeant de bassin en bassin, en baie de Somme, accompagné par un phoque pendant plus d’un kilomètre, en Sicile et en Corse, où je traversais tous les matins le Golfe de Porte Vecchio au nez des ferrys, sur les côtes rocheuses de l’Adriatique croate, au large de Dubrovnik, en mer Egée, dans les eaux des Sporades et des Cyclades, balayées par le meltem, dans les oasis du Sahara avec les gamins, et dans le fleuve Niger, où exténués par la traversée du Tanezrouft en plein été dans nos vieilles 504 déglinguées, nous plongeâmes sans retenue, pour revenir rongés par la bilharziose, aux Etats-Unis, avec leurs foutus bassins de 25 yards qui ruinent tous les repères chronométriques, et dans leurs lacs et dans leurs mers, à Tahoe, dans le Yosemite, Mono Lake, Coney Island, Manhattan, Staten Island, Venice… dans les eaux saturées de sel de la Mer Morte, où l’on flotte comme en combinaison, sur la côte Atlantique du Maroc, d’Essaouira battue par les vents à Rabat, au-delà de la barre, où les vagues furieuses de l’Atlantique manquèrent de me briser sur les rochers, avec les tortues carettes dans les lagons turquoises de l’Océan Indien, à Mayotte et à la Réunion, aux Antilles, au milieu des raies et des barracudas, aux Iles Vierges, à Virgin Gorda ou pendant 6 mois je nourrissais ma famille de mes pêche sous-marines, qu’il fallait protéger des requins voraces, à St Martin, en Guadeloupe, à St Barth avec les stars… et dans les merveilleuses eaux du Pacifique, Bora-Bora, Raiatea, Taha, Moorea… dans les grands fleuves amazoniens, le Maroni en Guyane, remonté jusqu’aux territoires indiens interdits, pour finir impaludé, et dans les eaux de la côte sud-américaine, embouées par les dépôts de l’Amazone…Toutes ces eaux m’ont enrichi de leur goût, de leur saveur, de leur couleur et m’ont façonné à leur image… Loin des vicissitudes terrestres, j’y ai retrouvé mon vrai milieu, le milieu originel de la vie sur terre, et ma vraie nature. En mer, j’aime à nager au large, à quitter la bande côtière. Au delà du premier kilomètre, les choses deviennent plus calmes. On s’éloigne du tohu bohu des plages, des concentrations de planches à voile et de kites, et surtout de la nuisance maritime absolue, le scooter des mers.

Enchainer des longueurs en bassin peut sembler un contrepoint bien ingrat pour qui a goûté aux délices des longues nages en eau libre. Mais cette discipline est indispensable : seule la dure école de la ligne noire donne la certitude que la crampe ou la fatigue ne viendront pas vous paralyser au large, que la vitesse sera assez élevée pour compenser le courant des baïnes, ou la marée qui vous tirent vers le large, que le retour vers la côte se fera avant la nuit, si prompte à tomber sous les Tropiques, que le fleuve sera traversé avant la cascade, que l’apnée sera suffisamment longue pour attendre sereinement que le rouleau finisse d’écraser ses tonnes d’eau rugissantes loin au dessus de la tête, que le lac alpin sera traversé avant que le froid nous ait complètement saisi… Même si j’habitais près d’une côte, la rigoureuse discipline du bassin serait indispensable pour maintenir le niveau de forme nécessaire à une pratique jouissive et sereine des grandes sorties marines.

La ligne noire m’a façonnée, elle a forgé mon corps et mon esprit, à son image, lentement, sans concession. Et alors même que j’écris ces lignes, coincé derrière un ordinateur, dans cette tour de la Défense où je passe désormais le plus clair de mes jours, je sais qu’en vérité j’appartiens à l’Eau – et que l’Eau m’appartient.

17 réflexions sur « La ligne noire »

  1. Nathalie O

    Bravo Olivier! Je reconnais bien là ton perfectionnisme mais aurais-tu oublié les rivières et lacs Gersois aux eaux troubles et boueuses(la Gimone et le lac d’Astarac)où nous nous ébattions les mois d’août de notre adolescence… Que de bons souvenirs!
    Bien amicalement, Nathalie.

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  2. JB

    MERCI, je rentre d’un tri sprint ou j’ai été RIDICULE en nat , essoufflé , à me demander ce que je foutais là!!!! heuresement le reste m’a rassuré , mais franchement je nage si mal que ca… donc ton « recit » me rassure et me motive pour pas lacher et affronter le monde de Némo.

    Jerome

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  6. aquarelle

    Je reviens par ici car une chose m’a questionné: « travailler la cambrure lombaire, le secret de la nage horizontale »… pourriez vous m’expliquer pourquoi il est préférable d’utiliser la planche et en quoi la cambrure favorise l’horizontalité ? Parce que comme cela le bassin remonte vers la surface ? Je suis étonnée.

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  9. nfkb

    J’ai enfin lu ce texte que je me réservais pour un moment de calme.

    C’est beau. J’aime ton style.

    Je débute en natation. Le coureur aux chevilles rigides que je suis a des difficultés à tenir ses jambes mais je vais y arriver. La méthode TI m’a séduit. Je glisse enfin un peu. Chaque longueur me demande de la concentration. Je ne m’ennuie pas à suivre la ligne noire.

    Je découvre un nouvel univers. J’adore explorer. Je suis comblé.

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  10. delanghe

    Magnifique texte vers lequel nfkb m’a envoyé. J’apprécie ta lecture d’une société de plus en plus policée, idiotement, au nom de principes de précaution qui sont plus des fantasmes qu’autre chose (les pédophiles en piscine ??? moi on m’a interdit de courir torse nu sur une piste parce qu’il y a avait des enfants à côté – je précise que je suis un homme :-)) et qui poussent vers des extrêmes bien plus dangereux. La vie est dangereuse en elle même, fragile, et vouloir la protéger par la loi de manière extrême a l’effet inverse. Le contrat social est important, le fait que je n’aie pas de fusil dans ma voiture est définitivement un bien pour la société … Mais nous avons besoin de nous confronter à certaines formes de prise de risque, comme tout espèce vivante.
    Et le lyrisme avec lequel tu décris ta séance d’entrainement, avec tous ses rituels, moments d’extase, de doute, et de réflexion (personnellement je trouve qu’on peut aussi méditer en courant) est formidable.
    Bref, un post très beau et très dense, qui incite à la réflexion et à l’action : il serait temps que j’apprenne vraiment à nager pour ne pas me retrouver comme un con le jour où mes tendons d’achille crieront stop.

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  12. Freddy Bellon

    Bonjour,

    Merci pour ce texte inspirant, il m’a touché. Je souhaite un jour vous rencontrer en personne, je pense que vous êtes doué d’un don rare, celui du partage.

    Bonne journée

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  13. Ping : La piscine abandonnée | Silberblog

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